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De la philosophie à la politique chez Hannah Arendt – Choix philosophiques occidentaux

Rédigée par M. Mansaf Al-Dawoodi le 23 février 2020.

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Résumé de la recherche

Inverser le platonisme ne signifie pas en sortir, car cela fait partie intégrante du même cadre. Ainsi, les conceptions philosophiques opposées au platonisme font également partie de ce cadre, comme c’est le cas du courant vitalisme. Si le platonisme a constitué la tradition philosophique, c’est-à-dire le cadre général de la pensée philosophique, le dépasser ne se fait pas en le renversant, mais en en sortant définitivement. C’est ce qu’a fait Hannah Arendt qui propose une conception politique considérant l’existence et la société humaine en dehors de tout cadre philosophique, en les abordant d’un point de vue politique, dans le sens particulier que Arendt attribue à la politique. Comment le cadre de la tradition philosophique s’articule-t-il avec Platon ? Comment les courants philosophiques ont-ils été prisonniers de ce cadre malgré leurs tentatives pour le transcender ? Enfin, quelle est la nature de la conception politique que propose Arendt à la place de la conception philosophique ?

Mots-clés : Platonisme, tradition philosophique, concept du monde, concept de la nature, politique…

Introduction

La lecture de tout texte philosophique suppose la prise en compte d’un ensemble de déterminants qui orientent la compréhension vers l’intention de l’auteur, de façon qu’elle en soit plus proche, ou plus éloignée. Face aux textes d’Hannah Arendt, nous devons reconnaître que nous avons affaire à un texte dont l’auteur est une penseur qui cherche à considérer la politique en dehors de toute philosophie[1], c’est-à-dire à comprendre ce qui est politique en dehors de toute « illusion » métaphysique[2]. Cela exige qu’on comprenne d’abord sa position vis-à-vis de la « tradition » philosophique.

Arendt entend par « tradition », de manière générale, le cadre conceptuel de la philosophie occidentale, c’est-à-dire le cadre par lequel et dans lequel l’esprit occidental pense les expériences du passé (en particulier les expériences des Grecs). Elle distingue « la tradition » du passé, dans le sens où cette tradition constitue un lien avec les « domaines du passé »[3]. Ainsi, il s’agit du cadre qui régit notre regard et à travers lequel nous pensons à ce passé et essayons de le philosopher (c’est-à-dire d’exercer l’acte de philosopher à son sujet). Par conséquent, l’acte de nous libérer de la philosophie et de la métaphysique, de nous en débarrasser, nous permet de « voir le passé d’un œil nouveau, libéré de la domination et du poids de la tradition »[4]. Or, « la fin de la tradition ne signifie pas nécessairement que les concepts traditionnels ont perdu leur influence »[5]. Toutes les tentatives de figures telles que Kierkegaard, Nietzsche et Marx n’ont fait que « renverser » ce cadre, mais elles y sont restées, en essayant d’utiliser « les mêmes outils conceptuels », alors que « le cadre conceptuel est resté inchangé » [6].

Il est donc nécessaire de comprendre la position d’Arendt par rapport à la philosophie et la signification qu’elle lui attribue d’une part (en tant que cadre qui régit notre vision en général) et, d’autre part, sa concentration constante sur les expériences de la vie quotidienne des Grecs avant qu’elles ne soient conceptualisées fondamentalement avec Platon – c’est-à-dire avant qu’elles ne deviennent une tradition. Ce qu’Arendt a accompli est une véritable transcendance de la métaphysique et de la philosophie en général, contrairement à la tentative de Heidegger qui, dans « Qu’est-ce que la métaphysique ? », n’en est pas sorti»[8].

Suite à cela, nous pouvons comprendre le véritable sens de la déclaration d’Arendt selon laquelle elle souhaite examiner la politique en dehors de toute philosophie. Elle cherche à réinterroger la plupart des problématiques à travers des « énoncés » non philosophiques. Elle a également agi de la même manière avec le concept du monde, comme nous le verrons. Comment la tradition philosophique s’est-elle formée avec Platon et est devenue le cadre général de la pensée ? Comment certaines tendances philosophiques sont-elles restées prisonnières de ce cadre malgré leurs tentatives de le critiquer et de le rejeter ? Enfin, quel est le concept politique qui a réellement émergé de ce cadre ?

1 – Le platonisme comme cadre philosophique

Les affirmations des philosophes concernant le concept du monde ne dépassent pas les deux piliers établis par Platon, qui ont encadré la tradition philosophique occidentale, comme mentionné dans la question posée par Timée : « Sur quoi repose ce qui existe toujours, sans avoir de commencement ? [et] sur quoi repose ce qui se transforme toujours et qui n’a absolument aucune existence ? »[9]. Le traducteur et commentateur d’Aristote, Émile Chambry, répond dans « Remarques sur Timée » que « ce qui existe toujours est l’idée, perçue par l’intelligence, et ce qui se transforme toujours est l’univers… »[10]. Avec cette question, Platon a établi les limites de la tradition philosophique, des limites définies d’une part par une existence éternelle et immuable, et d’autre part par un devenir perpétuel et changeant.

Platon, dans son dialogue avec Timée, expose la « manière dont l’univers se forme », fournissant une « explication générale du monde » et de sa composition matérielle. Il explique comment chacun des quatre éléments entre dans la composition du monde, car son créateur l’a assemblé à partir de tout le feu, toute l’eau, tout l’air et toute la terre, qui existent, sans laisser à l’extérieur aucune partie ou force de ces éléments [12]. Ce qui nous intéresse ici n’est pas le contenu des compositions, mais plutôt la création du monde par « Dieu… qui a pris l’ensemble des choses visibles, qui n’étaient pas en repos, mais qui se déplaçaient sans ordre ni régularité, et les a sorties de cet état de désordre pour les amener à un état d’ordre »[13]. La raison de l’introduction de l’ordre dans le monde constamment changeant est que ces éléments s’échappent et ne nous laissent aucune opportunité de les décrire ou de les exprimer de manière stable [14].

En résumé, Platon a défini, à partir de cette division, les dualités philosophiques bien connues: le désordre/l’ordre (le cosmos/le chaos), la stabilité/le changement… c’est-à-dire la plupart des concepts et de leurs opposés qui ont servi de base à la plupart des grandes tendances philosophiques ultérieures : le sensible/l’idéal, le matériel/spirituel, le transcendant/immanent…[15]. Ainsi, l’une de ces conceptions est devenue l’opposé de l’autre sans aucune transcendance ou dépassement. Un exemple frappant de cela est  » l’antithèse du platonisme » nietzschéen qui, selon Arendt, n’a réussi qu’à « le renverser », sans en sortir, ni le dépasser.

Après avoir créé son monde intelligible – en opposition au sensible – et donné naissance à l’idéalisme, né de l’avènement de l’idée du néant, puis en faisant de ce monde des idées plus légitimes que le monde des apparences, « la terre est devenue sans valeur », c’est-à-dire qu’elle a été exclue au profit du ciel. Ce que Nietzsche a tenté, c’était de concilier avec la terre sans la nier, sans l’annihiler, mais il n’a fait que nier son anéantissement, comme nous l’avons mentionné précédemment, en s’immergeant dans cette terre sans distinction dans ses domaines entre le tourbillon aveugle de la nature et le monde humain habitable.

Alors, comment le concept du monde était-il perçu dans la philosophie telle que définie par Platon ?

1.1 – Les conceptions philosophiques : le platonisme et son renversement

Émile Chambry, à juste titre, commente dans la marge 105, dans le contexte du discours de Platon sur le temps (page 416 de la République et au-delà), en disant : « Platon utilise chacun des mots ‘ciel’, ‘cosmos’ et ‘le tout’ avec le même sens pour désigner l’ensemble du monde ».[20]. À partir de ce moment de Platon, tout ce qui n’est pas une Idée devient désigné par n’importe quel nom et se voit attribuer n’importe quelles propriétés sans distinction, « En ce qui concerne le ciel tout entier, ou le monde, ou tout autre nom approprié que nous pouvons lui donner… »[21]. C’est ainsi que Platon parle de ce du nom duquel il ne se soucie pas,  quel que soit le nom qui lui est attribué, mais s’intéresse plutôt à la question de savoir « s’il existait toujours, sans avoir de début de création, ou s’il a commencé, et qu’il a eu donc un début ? »[22]. Ainsi, il a annulé toutes les distinctions et caractéristiques par lesquelles l’existence sur terre se distingue, la réduisant à cette dualité connue. Ainsi, la plupart des conceptions philosophiques qui critiquent le platonisme ont simplement rétabli la considération pour une seule face de l’existence [23] (le monde du devenir) et ont brisé les chaînes du platonisme, au point où « le renversement du platonisme » – comme chez Nietzsche, par exemple – est devenu la « mission de la philosophie »[24]. Cependant, ce renversement, qui est resté prisonnier du platonisme lui-même comme nous l’avons montré, et qui a rendu au devenir sa place, après que  Platon a fait de « ce qui est visible et soumis au devenir » une simple « copie opposée, au niveau des caractéristiques d’un modèle » , c’est-à-dire « raisonnable et immuable »[25]. Ce renversement est tombé dans l’une des limites du platonisme (le monde du devenir) sans distinguer à l’intérieur de ses entités la position particulière occupée par l’homme et son monde.

Ainsi, dans le but de se libérer du platonisme, c’est-à-dire de le renverser, les conceptions philosophiques qui ont assumé cette tâche (= la tâche du renversement) n’ont pas distingué les entités ; elles ont toutes – y compris l’homme – été plongées dans la circularité éternelle du retour de la nature. À partir du « n’importe quel nom » que Platon n’a pas considéré comme important comme présenté précédemment, ils ont continué leur chemin de la même manière, et ont commencé à désigner ce « tout » qui existe – après l’avoir renversé – par n’importe quel nom ; d’où la confusion, en particulier, entre ‘le monde’ et ‘la nature’.

Les conceptions philosophiques ont presque toujours convenu, depuis les temps anciens, que la signification de « le monde » ne serait qu’une indication de tous les corps existants […] et  c’est un monde unique comme une seule cité ou un seul animal ;[26] c’est-à-dire « ce cosmos, cet unique être vivant, qui contient en lui toutes les créatures vivantes non périssables. »[27] (Le soulignement est ajouté dans les deux textes). Il est frappant de trouver une telle concordance dans deux contextes différents, ce qui indiquerait – et c’est dans ce but que nous l’avons cité – la persistance de la même conception du concept de monde malgré les apparences de changements dans les formes de sa représentation. Ce qui attire l’attention, c’est la découverte d’une telle concordance dans deux contextes différents présentant le monde comme une entité vivante, ce qui signifie-et c’est pour cela qu’on l’a cité- la persistance de la même conception du monde, malgré les changements apparents dans les formes de la justification. Cette persistance s’étend jusqu’au XXe siècle, en particulier avec le courant vitaliste.

Depuis que la nature chez les anciens Grecs « contenait toutes les choses qui naissent et se développent d’elles-mêmes »[28], sans aucune intervention extérieure jusqu’à sa  considération  par Deluz, interprétant Spinosa « comme ne cessant jamais de se transformer, de se former et de se reformer dans des compositions tout comme dans des singularités »[29], les conceptions philosophiques, avec des nuances, n’ont pas cessé de considérer la nature comme cette  donnée initiale dans laquelle tout existe et se forme spontanément. Ce qui est également remarquable, et pertinent dans notre contexte, c’est l’assimilation de son concept avec celui du monde ; « […] car tout dans la nature ou le monde est une partie du tissu général de la composition […] »[30] qui englobe tout.

Ainsi, après que les philosophies opposées à l’affirmation de l’existence d’un « monde véritable » plongent dans « leur monde réel », le monde de la sphère cyclique, après avoir déclaré la fausseté du « monde véritable » platonicien, le monde des Idées, elles n’ont pas distingué – au sein de ce monde terrestre – entre ce qui se produit constamment et sans arrêt, et ce qui jouit d’une certaine permanence et qui est propice à la vie humaine. Leur tâche (le renversement du platonisme) ne leur a pas permis de mettre en lumière les différences et les distinctions présentes à l’intérieur de ce monde terrestre lui-même.

Spinoza, interprété selon la perspective de Deleuze, est considéré comme l’exemple le plus frappant de cette conception philosophique qui assimile « le monde » et « la nature » sans distinction – dans les caractéristiques – entre l’un et l’autre ; ce qui engendre une conception différente de l’humain comme il sera démontré.

Dans un premier temps, « la théorie de Spinoza, en tant qu’éthologie qui examine comment les entités appartiennent à la nature, aspire à proposer une conception de « l’ensemble du monde » […] »[31], et signifie « l’ensemble dans la définition, […] l’acte de regarder le monde comme nature en soi et par soi […] ».[32]. De plus, « quand on regarde le monde d’un point de vue éthologique […] tout devient vivant ici, dans la nature, […] »[33], et l’éthologie signifie « l’étude des relations de vitesse et de lenteur, de la capacité d’agir et de réagir qui distinguent chaque chose. […]. Et ces relations et capacités choisissent ce qui convient à cette chose dans le monde ou la nature »[34]. On observe dans cette assimilation – dont l’intention sera clarifiée plus tard – sa référence à la conception générale selon laquelle le monde est cet « ensemble » qui contient tous les corps existants, cela depuis Platon ; cet « ensemble » est ce que Spinoza appelle l’Essence, où « l’Essence, en son sens, se réfère au monde en tant que domaine qui contient tout ».[35]

Ainsi, dans cet exposé succinct, la philosophie que vous décrivez dessine une image du monde. Ce qui importe dans notre contexte, en plus de son affirmation de la complicité du monde et de la nature en les étiquetant comme « tout ce qui existe », est la non-discrimination entre les caractéristiques de chacun. La victoire de cette tendance vitale pour la vie et les valeurs terrestres, contre les valeurs platoniciennes hostiles à la vie, poussée par une vengeance à l’égard de Platon, et sa croyance en le monde tel qu’il est dans son flux et sa vitalité sans aucune distinction pour le monde vivable humain par rapport aux autres domaines de la terre, a conduit à une négligence des différences à l’intérieur de ce monde terrestre lui-même, et surtout par rapport à la nature.

Selon cette conception, la nature de manière générale, et chez Spinoza (du point de vue de Deleuze) de manière particulière, est définie comme comprenant simultanément tout; c’est-à-dire cet ensemble matériel exhaustif de la sphère cyclique auquel tous les êtres sont attribués. «Spinoza cherchant à construire une doctrine matérialiste absolue[…]»[41], et sa philosophie étant « profondément matérialiste »[42], la nature pour lui est simplement une collection d’infinités de particules qui ne cessent de se former et de se reformer en structures et singularités[43] gouvernées par des liaisons qui se dissolvent et se recomposent éternellement[44]. Comme les caractéristiques du monde chez lui sont les mêmes que celles de la nature – comme présenté précédemment – voire ils sont la même chose, le monde est également considéré, uniquement, de ce point de vue matériel, c’est-à-dire en tant qu’ensemble de matières et de relations par lesquelles les entités sont réalisées à un niveau sans hiérarchie[45].

En conclusion, les conceptions philosophiques, qu’elles soient platoniciennes ou leur renversement, offrent la même perspective, où le monde est une simple composition globale qui contient tout et qui devient perpétuellement sans interruption malgré les différences apparentes ; le premier rejetant ce monde au profit d’un autre supérieur, tandis que le second affirme ce dernier (la transcendance) au détriment du premier (la sphère cyclique) ; cependant, ils convergent tous deux autour de ses caractéristiques qu’ils assimilent à celles de la nature.

Ce point de vue sur le monde engendre une conception de l’homme comme une simple composition matérielle, ne dépassant pas la limite de son existence en tant qu’assemblage des compositions de la nature. Spinoza, par exemple, considère l’homme comme un « corps » comme tous les autres corps ; il est « le philosophe qui a présenté la vision la plus ‘physique’ et sensorielle du corps humain »[46], en lien avec la perspective éthique* qui voit l’homme « comme une simple ‘connexion accidentelle entre des particules’, simplement une occurrence de l’extension propre à la nature […] « [46]. Le corps est défini comme « une composition réunissant en permanence un nombre infini de particules »[47], c’est-à-dire, dans les termes de Spinoza lui-même, une « expression » parmi les innombrables expressions de la nature qui se forment en formes et compositions infinies. Selon cette conception, l’existence humaine devient une série de parties infiniment petites interconnectées [48] pour se réaliser en tant que partie de cette totalité générale qui est la nature ou l’essence[49]. Ainsi, dans cette conception, l’homme peut parfois être considéré comme une nourriture pour les vers, une matière pour la terre ou un engrais pour les plantes[50] lors de la dissolution de sa composition accidentelle.

Cette conception de l’homme, qui découle de la vision globale du monde (la nature), considère le premier niveau de l’existence humaine, comme le niveau physique biologique concret. En tant que tel, c’est-à-dire « comme une pièce de la nature »[51], il finit par se dissoudre pour revenir à cette totalité et se reformer en d’autres singularités, le rendant « de » la nature plutôt que « dans » la nature.

2 – La conception politique : sortir du cadre philosophique

« Le monde, la demeure humaine construite sur la terre et fabriquée à partir des matériaux que la nature terrestre offre aux mains humaines, ne réside pas dans les choses que nous consommons, mais dans celles que nous utilisons. Si la nature et la terre constituent, en général, les conditions de la vie humaine, le monde et les choses du monde représentent la condition permettant à cette vie humaine de s’établir sur terre »[52]. Cette citation résume de manière générale les distinctions, selon Arendt, entre le “monde”, la “nature”, la “terre”, la “consommation”, l’”utilisation”, la “vie” en général (physique) et la « vie humaine » en particulier.

En premier lieu, la terre constitue la condition de l’existence humaine, c’est-à-dire l’ensemble des conditions données à l’homme et selon lesquelles il « vit » (en tant qu’organisme vivant dans la nature) et « existe » (en tant qu’homme dans le monde) ; les activités humaines (le travail, la fabrication, et même la pensée) n’ont de sens que dans les conditions que la terre nous offre [53]. Ainsi, si « la terre constitue l’essence de l’existence humaine » [54], alors « le changement le plus radical que nous puissions imaginer pour cette condition humaine est la migration vers une autre planète » [55] ; car quitter la terre revient à sortir des conditions qui nous déterminent, et à l’intérieur desquelles toute notre existence est définie ; la pensée et toutes les autres activités humaines telles que nous les connaissons n’auront aucun sens en dehors des conditions données sur terre.

En second lieu, « sans un monde entre les hommes et la nature, il n’y aurait qu’un mouvement éternel » [56] où la nature et ses créatures ne seraient qu’une seule entité. « L’être naturel n’est pas « dans » la nature, mais il est la nature » [57] elle-même ; car la nature absorbe toutes ses productions pour continuer éternellement à maintenir son mouvement circulaire[58], qui est le mouvement éternel du retour. En l’absence d’un monde habité par l’homme – par opposition à la nature où il vit avec le reste des êtres vivants – il n’y a d’existence que pour ce retour éternel de l’espèce humaine, comme pour les autres espèces animales [59]. La vie dans le sens le plus général, en tant qu’elle est partagée par tous les animaux (êtres vivants), est une propriété de la nature qui la préserve pour maintenir sa temporalité circulaire ; tandis que la vie dans son sens humain, en tant que mode d’existence humaine, est une propriété du monde, par laquelle il jouit d’une temporalité linéaire.

Et ces deux « vies », chacune d’elles est conditionnée par les conditions données sur la terre. En plus des conditions dans lesquelles la vie naturelle est donnée sur terre, l’homme crée des conditions – non naturelles – dans lesquelles il vit et s’engage également, ce sont les conditions du monde qu’il crée à côté de la nature [60]. L’homme crée un monde artificiel, aux côtés de la nature, mais il est complètement différent de tout domaine naturel [61], et la nature et le monde sont tous deux conditionnés par les conditions de la terre et existent sur elle. Cela va à l’encontre de ce que soutient le chercheur Michel Dais, qui n’a pas fait la différence entre la nature et la terre d’une part, et qui a attribué à la terre les mêmes caractéristiques que la nature d’autre part[62], alors que, selon Arendt, la propriété de la terre est d’être une condition d’existence, déterminant ainsi la nature et le monde comme faisant partie d’elle.

Ainsi, avec ces distinctions : la terre en tant que condition d’existence, la nature en tant que condition de vie et le monde en tant que condition d’existence, chez Arendt, déterminent l’existence spatiale de l’homme. Cela s’oppose à l’assimilation entre la terre, la nature et le monde effectuée par les partisans des courants de la vie, sans délimiter de frontière claire entre chacun d’eux et sans définir leurs caractéristiques comme présenté précédemment [63].

En conclusion, les tentatives des courants philosophiques (notamment le courant vital de l’Asie) n’ont pas réussi à se débarrasser du cadre philosophique tel que défini par Platon, mais ont simplement « retourné » ce cadre. La conception politique proposée par Arendt représente une sortie effective de ce cadre.

Sources et références

En autres langues:

– ARENDT, Hannah : Condition de l’homme moderne, Trad. par Georges FRADIER, préface de Paul Ricœur, Pocket, Calmann-Lévy, 1983.

 – ARENDT, H. : La crise de la culture (Huit exercices de pensée politique), Trad. sous la direction de Patrick LEVY, Gallimard, coll «Flio essais», Paris, 1989.

– ARENDT, H. : La vie de l’esprit vol.1 (La Pensée), Trad. Lucienne LOTRINGER, PUF, coll «Philosophie d’aujourd’hui», Paris, 1981.

– Arendt, H. : The Human Condition, Introduction by Margeret Canovan, 2nd ed, The University Of Chicago, Chicago & London, 1998.

– ARENDT, H. : Between Past and Future (Six Exercises in Political Thought), The Viking Press, New York, 1961.

– «“What Remains? The Language Remains’’:A conversation with Günter Gaus», Trans by Joan Stamaugh,In: The Portable Hannah ARENDT, Edited with an intoduction by Peter BAEHR, Penguin books, New York, 2000, pg3-22.

– Dias, Michel : Hannah Arendt (politique et culture), L’Harmattan, coll «œuvres philosophiques», Paris, 2006.

– FERRY, Luc : «Luc Ferry explique Nietzsche, Volume1 » ,

https://www.youtube.com/watch?v=umCsxS8H4YY

– TASSIN, Etienne : «La question de l’apparence», In: Politique et pensée (Colloque Hannah Arendt),  Payot, coll «PBP», Paris, 2004, p 87-119. 

– PLATON : « Timée », In: Sophiste-Politique-Philèbe-Timée-Critias, édition établie par Emile Chambry, GF, coll «Flammarion», Paris, 1969.

En arabe :

  • Jihāmī, Jīrār: « Mawsū’at Muṣṭalaḥāt al-Falsafa ‘Inda al-‘Arab » (Encyclopédie des termes philosophiques chez les Arabes), Maktabat Lubnān Nāshirūn, Beyrouth, 1ère édition, 1998.
  • Ḥadjāmī, ‘Adil: « Falsafa Jīl Dūlūz ‘an al-Wujūd wal-Ikhtilāf » (La philosophie de Gilles Deleuze sur l’existence et la différence), Dār Tūbqāl lil-Nashr, Casablanca, 1ère édition, 2012.
  • ‘Adil Ḥadjāmī, « Fīzīā’ al-Fikr: Bārūkh Sbīnūzā, Aw Kayfa Yakūn Allāh Huwa al-Ṭabī’a? » (La physique de la pensée : Baruch Spinoza, ou comment Dieu est la nature?), site Web ‘Al-Awān’ électronique, daté du 24/02/2010, consulté le 22/04/2014.
  •   http://www.alawan.org/article6939.html .
  • Dūlūz, Jīl: « Al-Jism Bā’ṭaranuhu Rihānan Falsafīan ‘inda Sbīnūzā » (Le corps en tant que défi philosophique chez Spinoza), traduit par ‘Adil Ḥadjāmī, dans : « Majallat Kitābāt Falsafiyya », Publications de la Faculté des Lettres et des Sciences Humaines, Rabat, numéro 1, 2014, pp. 75-90.
  • Dūlūz, Jīl: « Qalb al-Aflāṭūniyya » (Le cœur du platonisme), traduit par ‘Abd al-Salām Benaabd al-‘Alī, Revue « Fikr wa Naqd » [Site Web], numéro 1, septembre 1997. Consulté le 19/10/2014.
  • http://www.aljabriabed.net/n01_13abdeali.htm
  • Hīld, Klaūs: « Al-‘Ālam wal-Ashyā’: Qirā’a li-Falsafa Mārtin Hīdgir » (Le monde et les choses : une lecture de la philosophie de Martin Heidegger), traduit par Ismā’īl al-Muṣaddaq, Revue « Fikr wa Naqd » [Site Web], numéro 1, septembre 1997. Consulté le 15/05/2014.
  • http://www.aljabriabed.net/n01_14musaddak.htm

Remains:

(1) A conversation with Günter Gaus», Trans by Joan Stamaugh, In: The Portable Hannah ARENDT, Edited with an intoduction by Peter BAEHR, Penguin books, New York, 2000, pp 3-22, p 3.

([2]) Etienne TASSIN, «La question de l’apparence», In: Politique et pensée (Colloque Hannah Arendt),  PBP, Paris, 2004, pp 87-119, p 88. 

([3]) Hannah ARENDT, Between Past and Future, The Viking Press, New York, 1961, p 94; Trad. Fr. La crise de la culture, Trad. sous la direction de Patrick LEVY, Gallimard, coll «Flio essais», Paris, 1989, p 124.

([4]) Hannah ARENDT, La vie de l’esprit (T1:La pensée), Trad. Lucienne      LOTRINGER,  PUF, coll «philosophie d’aujourd’hui», Paris, 1981, p 27. 

([5]) Hannah ARENDT, Between Past and Future, op.,cit., p 26; Trad., Fr., La Crise de la culture,  op., cit., p 39.

)[6]) Ibid., p 25; Trad., Fr., Ibid., p 38.

([7]) Hannah ARENDT, The Human Condition, The University of Chicago, Chicago & London, 1998, p 17; Trad., Fr., par Georges Fradier, Condition de l’homme moderne, Préface de Paul Ricœur, Pocket, Calmann-Lévy, 1983, p 52. 

([8]) Etienne TASSIN, «La question de l’apparence», op. cit., p 89.

([9]) Platon, «Timée», In: Sophiste-Politique-Philèbe-Timée-Critias, trad. par Emile Chambry, GF, coll «Flammarion», Paris, 1969, p 410.  

 ([10]) Emile Chambry, «Notice sur le Timée», Ibid, p 381. 

([11]) Ibid., pp 380-381.

([12]) Platon, «Timée», op., cit., p 413. 

([13]) Ibid., p 412.

([14]) Ibid., p 428.

([15]) Hannah ARENDT, Between past and Future, op., cit.,p 38; Trad., Fr.,  La crise de la culture, op. cit., p 54.  

 ([16]) Ibid., p 43.  

([17]) «Luc Ferry explique Nietzsche volume2»,

https://www.youtube.com/watch?v=WtpqWO8wxAM.=

: inventer de l’idéal pour nier le réel”” (Luc Ferry)

([18]) «Luc Ferry explique Nietzsche volume2», op., cit.

([19]) Ibid.

([20]) Emile Chambry, «Notes sur le Timée», op., cit., note 105, p 504.

 ([21]) Platon, «Timée», op. cit., p 410.   ()

([22]) Ibidem., «A-t-il toujours existé, sans avoir aucun commencement de génération, ou est-il né, et a-t-il eu un commencement». 

([23]) Ceci ressemble à la distinction accordée par la tradition occidentale et sa hiérarchie de la vie contemplative, au point où toutes les distinctions à l’intérieur de la vie pratique s’estompent; voir : The Human Condition, op. cit., p. 17 ; Trad., Fr., Condition de l’homme moderne, op. cit., p. 52.

([24]) Gilles Deleuze, « Cœur de la philosophie platonicienne, » traduction par Abdessalam Ibnabdellah, Revue Pensée et Critique, n°1, 1997, [site web].

([25]) Platon, « Timée, » op. cit., p. 427.

([26]) Gérard Jéhame, « Encyclopédie des termes philosophiques arabes, » Librairie du Liban Éditeurs, Beyrouth, 1re édition, 1998, p. 431.

([27]) Platon, « Timée, » op. cit., p. 447. « Cet univers animal unique, qui contient en lui-même toutes les créatures vivantes et immortelles. »

([28]) Hannah Arendt, La crise de la culture, op. cit., p. 58.

([29]) Gilles Deleuze, « Le corps en tant que défi philosophique chez Spinoza, » traduction par Adel Hadjami, dans: Revue Écrits Philosophiques, Publications de la Faculté des Lettres et des Sciences Humaines, Rabat, numéro 1, 2014, p. 75-90, p. 90.

([30]) Adel Hadjami, « La philosophie de Gilles Deleuze sur l’existence et la différence, » éditions Toubkal, Casablanca, 1re édition, 2012, p. 59.

([31]) Adel Hadjami, La philosophie de Gilles Deleuze sur l’existence et la différence, op. cit., p. 58.

([32]) Adel Hadjami, La philosophie de Gilles Deleuze sur l’existence et la différence, op. cit., p. 180.

([33]) Adel Hadjami, « La physique de la pensée : Baruch Spinoza, ou comment Dieu est la nature ? », site web ‘Alawan’, 24/02/2010, consulté le 22/04/2014, http://www.alawan.org/article6939.html.

([34]) Gilles Deleuze, « Le corps en tant que défi philosophique chez Spinoza, » traduction par Adel Hadjami, dans: Revue Écrits Philosophiques, Publications de la Faculté des Lettres et des Sciences Humaines, Rabat, numéro 1, 2014, p. 75-90, p. 88.

([35]) Adel Hadjami, « La physique de la pensée : Baruch Spinoza, ou comment Dieu est la nature ? », site web ‘Alawan’, 24/02/2010, consulté le 22/04/2014, http://www.alawan.org/article6939.html.

([36]) Adel Hadjami, La philosophie de Gilles Deleuze sur l’existence et la différence, op. cit., p. 250.

([37]) « Luc Ferry explique Nietzsche, » op. cit.

([38]) Adel Hadjami, La philosophie de Gilles Deleuze sur l’existence et la différence, op. cit., p. 252.

([39]) Adel Hadjami, La philosophie de Gilles Deleuze sur l’existence et la différence, op. cit., p. 60.

([40]) Adel Hadjami, « La physique de la pensée : Baruch Spinoza, ou comment Dieu est la nature ? », site web ‘Alawan’, 24/02/2010, consulté le 22/04/2014, http://www.alawan.org/article6939.html.

([41]) Adel Hadjami, La philosophie de Gilles Deleuze sur l’existence et la différence, op. cit.

([42]) Adel Hadjami, La philosophie de Gilles Deleuze sur l’existence et la différence, op. cit., p. 63.

([43]) Gilles Deleuze, « Le corps en tant que défi philosophique chez Spinoza, » traduction par Adel Hadjami, dans: Revue Écrits Philosophiques, Publications de la Faculté des Lettres et des Sciences Humaines, Rabat, numéro 1, 2014, p. 75-90, p. 90.

([44]) Gilles Deleuze, « Le corps en tant que défi philosophique chez Spinoza, » traduction par Adel Hadjami, dans: Revue Écrits Philosophiques, Publications de la Faculté des Lettres et des Sciences Humaines, Rabat, numéro 1, 2014, p. 75-90, p. 78.

([45]) Adel Hadjami, La philosophie de Gilles Deleuze sur l’existence et la différence, op. cit., p. 180.

(*) Cette perspective fait la distinction entre l’éthique et la morale. Voir les détails à ce sujet : Adel Hadjami, La philosophie de Gilles Deleuze sur l’existence et la différence, op. cit., p. 66 et suivantes.

([46]) Adel Hadjami, « Note en marge de la traduction du ‘Le corps en tant que défi philosophique chez Spinoza’ de Gilles Deleuze, » dans: Revue Écrits Philosophiques, Publications de la Faculté des Lettres et des Sciences Humaines, Rabat, numéro 1, 2014, p. 75.

([47]) Gilles Deleuze, « Le corps en tant que défi philosophique chez Spinoza, » traduction par Adel Hadjami, dans: Revue Écrits Philosophiques, Publications de la Faculté des Lettres et des Sciences Humaines, Rabat, numéro 1, 2014, p. 75-90, p. 86.

([48]) Adel Hadjami, La philosophie de Gilles Deleuze sur l’existence et la différence, op. cit., p. 64.

([49]) Adel Hadjami, « La physique de la pensée : Baruch Spinoza, ou comment Dieu est la nature ? », site web ‘Alawan’, 24/02/2010, consulté le 22/04/2014, http://www.alawan.org/article6939.html; et aussi : Adel Hadjami, La philosophie de Gilles Deleuze sur l’existence et la différence, op. cit.

([50]) Adel Hadjami, « La physique de la pensée : Baruch Spinoza, ou comment Dieu est la nature ? », site web ‘Alawan’, 24/02/2010, consulté le 22/04/2014, http://www.alawan.org/article6939.html.

([51]) Klaus Held, « Le monde et les choses : une lecture de la philosophie de Martin Heidegger, » traduction par Ismaël El Mseddi, Revue Pensée et Critique [site web], numéro 1, septembre 1997, consulté le 15/05/2014, http://www.aljabriabed.net/n01_14musaddak.htm.

([52]) Hannah Arendt, Condition de l’homme moderne, op. cit., p. 134.

([53]) Ibid., p. 44.

([54]) Ibid., p. 34.

([55]) Ibid., p. 44.

([56]) Ibid., p. 189.

([57]) Michel Dias, Hannah Arendt (politique et culture), L’Harmattan, coll « œuvres philosophiques », Paris, 2006, p. 22.

([58]) Ibid., p. 14.

([59]) Hannah Arendt, Condition de l’homme moderne, op. cit., p. 142.

([60]) Hannah Arendt, Condition de l’homme moderne, op. cit., p. 44.

([61]) Ibid., p. 34.

([62]) Cf., Michel Dias, Hannah Arendt (culture et politique), op. cit., p. 14. « La nature ou parfois la terre […] »; « Tout ce qui est sur la terre n’y est que de passage […] ».

([63]) Il convient de souligner certaines différences théoriques sur la notion de ‘nature’ telle qu’elle est entendue par Arendt et celle interprétée par Deleuze (en tant qu’interprète de Spinoza, Nietzsche, entre autres). Ainsi, le professeur Adel Hadjami met en garde contre la signification que Arendt attribue à la nature en disant : « […] Deleuze et son vitalisme ne sont pas une propension spontanée qui surgit soudainement de la même nature que prônée par les orientations qui défendent la nature contre l’homme, ou celles qui appellent au retour à la nature contre la cité »; Deleuze ne considère pas la nature « comme une réalité et un espace de contemplation, mais est prise dans son sens spinoziste, où elle est une puissance et une condition de tout ce qui existe, car la nature est un processus qui réalise toujours […] » (La philosophie de Gilles Deleuze sur l’existence et la différence, op. cit., p. 253).